Covid-19 : « Au lieu de clamer que ça va être dur, nous devrions réaffirmer que l’on va s’en sortir »
Article d’Éric Favereau dans Libération du 18 décembre 2020.
Polytechnicien et pédopsychiatre, le professeur Bruno Falissard a un parcours unique. Il dirige un des plus grands centres de recherche en épidémiologie, spécialisé dans les maladies mentales, le Cesp. Il s’inquiète du ton alarmiste de certains de ses collègues sur une supposée troisième vague, cette fois-ci de troubles psychiatriques.
Les Français seraient déprimés, angoissés, à cause du Covid. Certains évoquent le spectre d’une troisième vague, cette fois psychiatrique. Mais n’est-ce pas sain, en ces temps difficiles, de ne pas être en forme ?
D’abord, restons modestes et constatons que c’est une situation compliquée à analyser. Ensuite, nous avons peu de données fiables. Certes, le gouvernement a déclaré fin novembre qu’il y avait une multiplication par deux du nombre d’états dépressifs, sur la base de chiffres de Santé publique France. Or, lorsque l’on regarde précisément les données, cela correspond à une échelle basique où l’on demande simplement à des gens : « Etes-vous de bonne humeur ? Est-ce que vous riez facilement ? Est-ce que vous voyez le bon côté des choses ? » etc. Au final, s’ils ont plus de 10 sur une échelle de 21, alors on les déclare déprimés. Ensuite, ces chiffres sont comparés aux scores de septembre, à un moment, donc, où les gens rentraient de vacances, où il faisait beau. Là, nous sommes en décembre, confinés, ces personnes travaillent, il pleut et il fait froid. En comparant, assurément les scores se sont dégradés en trois mois. Mais de quoi parle-t-on ? Est-ce de la dépression ? La dépression correspond à un diagnostic psychiatrique clair et fort, qui sous-tend qu’il faudrait même un traitement, sinon à quoi bon donner un diagnostic.
Qu’en déduisez-vous ?
D’abord, se dire qu’il est logique que les gens aillent mal. Ils sont face à une agression, attaqués par quelque chose d’invisible et qui peut tous nous toucher. Cela fait partie des grands stress collectifs, comme la grippe, les catastrophes naturelles, la guerre, etc. Des épisodes qui sidèrent une société. Tout le monde est d’accord pour dire que les gens vont en souffrir, en seront affectés, voire malheureux. Dans ce contexte, si vous avez des facteurs de vulnérabilité (biologiques, sociaux), il y a un risque de transformer ce mal-être en une décompensation psychiatrique. Voilà. Tout cela est connu et logique. Et oui, cela peut être grave.
A contrario, ces situations de mises en tension peuvent susciter des réactions de résilience. Il y a des gens qui vont se construire dans ces moments-là. J’ai surtout des exemples avec des enfants ou des adolescents. J’ai vu des jeunes, en vidéoconférence, me disant qu’ils avaient découvert qu’ils pouvaient apprendre tout seul, d’autres me disant que leur père était à la maison et qu’ils pouvaient jouer avec lui, qu’ils expérimentaient une vie de famille. J’ai vu des ados agités se calmant chez eux. D’autres prenant soin de leurs parents. Cela existe aussi. C’est vrai, ces semaines de confinement durent, et cette ambiance est pesante, le manque de rapports humains nous affecte. En plus, il y a une crise économique, c’est un facteur de risque de troubles de l’humeur et de suicide. Au passage, lors de la crise de 2008, pourquoi si peu de psychiatres se sont-ils manifestés dans les médias pour dire que cela allait être une catastrophe psychiatrique ?
Mais comment expliquer ce discours dramatisant ?
Le Covid touche tout le monde, y compris les médecins, les politiques et les psychiatres ! Le discours dramatisant à outrance de certains collègues me choque. Au lieu de clamer que ça va être dur, de rajouter de l’anxiété à l’anxiété, nous, professionnels spécialisés dans le soin de la souffrance psychique, devrions être soutenants, réaffirmer que l’on va s’en sortir, dire que ce que nous faisons, c’est bien. Il y a là l’occasion de repenser notre société en profondeur, et elle en a bien besoin. Or, on n’a entendu que l’inverse dans les médias : on a insisté sur les choses négatives qui, en plus, étaient souvent fausses. Je rappelle ainsi que lors du premier confinement, la réaction immédiate a été de dire que cela allait être la catastrophe, qu’il allait y avoir des suicides. Or, nous commençons à avoir des données en France et à l’étranger qui vont en sens inverse : le taux de suicides aurait eu plutôt tendance à diminuer.
Pourquoi ce décalage ?
Je crois que l’on a projeté notre anxiété sur les autres, y compris nous, les soignants. Notre discours a été, en somme, un discours de projection pour juguler notre propre anxiété. C’est un comble, car ce n’est pas notre métier de provoquer de l’angoisse pour nous soulager.
Mais quand même, il y a eu des afflux de patients dans des services de pédopsychiatrie ?
Oui, en ce moment très vraisemblablement. Dans le détail, cet afflux est complexe à analyser : par exemple, certains collègues qui répondaient aux hotlines ont constaté une augmentation importante d’appels, mais parfois les gens disaient : « On a fait de la publicité pour votre numéro, alors comme ça ne va pas depuis assez longtemps, je me suis dit que c’était l’occasion d’appeler. » Mais indéniablement aussi, ne voyant plus la fin de cette période de stress de masse, certains vont présenter des problèmes psychiatriques, y compris chez les jeunes. Même si, quitte à ne pas être dans l’air du temps, je pense que les jeunes vont globalement mieux, et que l’on n’a pas envie de le voir.
C’est-à-dire ?
Le taux de suicides des adolescents a diminué de 25 %. La consommation de cannabis et d’alcool a diminué. Autre constat : certains facteurs de risques de pathologies mentales, comme les violences familiales, ont diminué, même si l’on en parle beaucoup plus, ce qui est très bien. Pour autant, la vie n’est pas rose : les jeunes vivent une situation où leur existence est difficile. C’est lourd, mais cela ne relève pas de la psychiatrie. Il y a les angoisses sur le climat, sur l’emploi. Nous sommes dans une société où les choses ne vont pas de soi, avec moins de repères. Même les questions de sexualité sont beaucoup plus compliquées qu’avant, avec la question du genre, etc. Tout cela n’est pas facile, et le Covid rajoute une couche sur un terreau d’inquiétudes. Mais je le redis, nos jeunes sont solides, intelligents, agréables, ils ont une intelligence sociale développée grâce aux réseaux sociaux. Bref, ils sont mieux que nous, mais ils ont de fortes préoccupations liées à leur avenir.
Des études évoquaient néanmoins des situations nouvelles sur des personnes qui n’avaient pas de passé psychiatrique…
Je suis d’accord avec ça. Beaucoup de nos patients se sont plutôt bien adaptés, ils étaient suivis, cela a continué, plutôt bien même, pendant le confinement. Mais des patients, qui, eux, n’étaient pas en contact avec le système de soin se sont retrouvés seuls. Ils ont pu décompenser et on les retrouve maintenant aux urgences.
Un groupe de cinq psychiatres très médiatisés, notant que «tous les symptômes sont déjà là», appelle à un «Matignon de la psychiatrie». Vous êtes inquiet sur les mois à venir ?
Je comprends le rôle politique qu’ils veulent jouer, c’est légitime. Nous sommes dans une situation où il y a de la souffrance, c’est l’opportunité de faire pression sur le gouvernement pour qu’il accepte enfin de discuter de la réorganisation du soin psychiatrique en France, qui est dans un état déplorable, c’est un avis partagé par tous. Mais encore une fois, nous avons le devoir de réfléchir à l’impact de notre parole sur nos concitoyens. Nous avons le devoir d’être « thérapeutiques » dans nos rapports aux médias. Cela passe bien sûr par une reconnaissance de cette souffrance collective que nous traversons tous. Cela passe aussi par la nécessité d’adopter une position de recul et un discours sécurisant. Car oui, dans quelques mois, nous irons mieux et même si, effectivement, il va y avoir une crise économique, nous en avons connu de nombreuses autres et nous nous en sommes toujours sortis. Profitons de ce moment fort pour faire un point sur les priorités que nous souhaitons mettre en avant pour notre société, pour notre vie personnelle et familiale. Profitons-en pour penser à nos jeunes générations.